L’individu et la société
Autonomie et aliénation
selon C. Castoriadis


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Cinquième séance (sur 6)

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Le monde des phénomènes et le langage sont des magmas

Nous avons vu que le social-historique est un type d’être qui ne se laisse pas décrire par la logique ensembliste-identitaire. C’est aussi le cas du langage, et bien entendu de l’inconscient. Pour nommer ce genre de réalités, Castoriadis forge le concept de magma, qu’il définit de la façon suivante : « Un magma est ce dont on peut extraire (ou : dans quoi on peut construire) des organisations ensemblistes en nombre indéfini, mais qui ne peut jamais être reconstitué par composition ensembliste (finie ou infinie) de ces organisations. » (p. 497). Ce qui se donne à nous, c’est-à-dire ce que nous pouvons percevoir et comprendre du réel, est un tel magma, dans lequel nous pouvons fixer des termes de repérage (des choses identifiables, des propriétés régulières, etc.), nous pouvons décrire des ensembles, mais plus on pénètre au-delà de la première « strate naturelle » (l’apparence sensible la plus directe), plus les déterminations sont incomplètes voire antinomiques (un exemple de définition ou d’ensemble antinomique se trouve dans la physique quantique : les quantas ont à la fois des propriétés de corps et des propriétés d’ondes, de sorte qu’il faut pour eux, ou bien créer une nouvelle catégories d’étants ou bien admettre qu’il y a une intersection de ces deux catégories).

Lorsqu’il parle de « ce qui se donne », Castoriadis s’appuie implicitement sur la philosophie kantienne, à laquelle il adressera ensuite explicitement quelques remarques. Pour rappel, Kant, dans la Critique de la raison pure (1781), distingue les phénomènes des choses en soi. Les phénomènes constituent l’ensemble du réel en tant qu’il nous est accessible, soit par notre sensibilité, soit par notre entendement  les choses en soi sont ce même réel considéré indépendamment de notre saisie, tel qu’il est en lui-même et non pas tel que nous pouvons le percevoir ou le comprendre. Cette distinction est depuis lors généralement admise par tous les courants philosophiques, mais on parle rarement de la chose en soi puisque par définition on ne peut rien en dire . Il est entendu que, chaque fois qu’on parle de « ce qui est » dans un contexte de connaissance, on veut dire « ce qui se donne à notre connaissance », c’est-à-dire les phénomènes. Dans ce monde des phénomènes, Kant ajoute que c’est nous qui introduisons toutes les régularités, les déterminations générales et permanentes, parce que nous ne pouvons pas recevoir l’extrême diversité du donné sans y mettre un certain ordre, qu’il n’a pas par lui-même. Cette structuration se fait, pour la perception, par le temps et l’espace, qui ne sont pas des données nous venant de l’extérieur mais sont, en nous, des conditions de toute perception  et, pour l’entendement, par les douze catégories, qui comprennent notamment les quantités (unité, pluralité, totalité) et les relations (substance et attributs, cause et effet, réciprocité entre l’agent et le patient). Tout cela constitue les formes pures de la sensibilité et de l’entendement, ou encore les formes a priori parce qu’elles sont avant toute expérience, ou encore transcendantales parce qu’elles sont les conditions de possibilité de l’empirique mais ne viennent pas de lui. C’est bien ce monde des phénomènes, ce donné qui est structuré par nous, que Castoriadis appelle un magma. Mais il fait remarquer que, ce donné, avant l’imposition de nos catégories, n’est déjà pas un chaos totalement désordonné et indéterminé, sinon « il ne se prêterait à aucune organisation, ou bien se prêterait à toutes  dans les deux cas, tout discours cohérent et toute action seraient impossibles » (p. 495). Il ajoute que Kant en arrive progressivement à devoir reconnaître cela, alors qu’au départ il pensait que toute nécessité ne pouvait venir que de nos facultés (il faut rappeler que Kant est très ébranlé par le scepticisme de Hume, selon lequel les régularités que nous observons dans le monde ne sont que des habitudes de perception, qui ne correspondent à rien d’extérieur). Dans un second temps, il doit reconnaître que rien en nous n’assure que nos catégories aient prise sur ce qui se donne, autrement dit que les phénomènes soient organisables par elles (p. 496). Pour illustrer la difficulté par un exemple, la catégorie de la causalité ne s’appliquerait à rien s’il n’y avait pas des successions récurrentes dans la réalité extérieure à nous (par ex., si nous observons que chaque fois qu’il pleut le sol se mouille, même si nous admettons que c’est nous qui l’interprétons selon une relation de cause à effet, en tous cas ce n’est pas nous qui commandons le fait que le premier phénomène est toujours accompagné du second)  donc il y a des régularités indépendantes de nous (Kant présente alors cette correspondance comme un « heureux hasard » — en réalité, selon Castoriadis, le garant de la correspondance est implicitement Dieu). Par conséquent, non seulement ce qui se donne est organisable, sinon nos catégories ne pourraient s’y appliquer, mais en outre il doit être déjà d’une certaine manière organisé, car il faut qu’il se prête toujours de la même façon à nos catégories, sinon on aurait à chaque fois des observations différentes . Il n’empêche que ce monde de phénomènes n’est pas en totalité organisable selon la logique ensembliste-identitaire   il comporte des parties, ou des aspects, qui y résisteront toujours  on peut dire qu’il est toujours plus riche, plus diversifié que nos catégories. « Nous avons à penser les opérations de la logique identitaire comme de multiples dissections simultanées, qui transforment, ou actualisent ces singularités virtuelles, ces ingrédients, ces termes, en éléments distincts et définis, solidifient la prérelation de renvoi en la relation, organisent le tenir-ensemble, l’être-dans, l’être-sur, l’être-près en système de relations déterminées et déterminantes (identité, différence, appartenance, inclusion), différencient ce qu’elles distinguent ainsi en « entités » et « propriétés », utilisent cette différenciation pour constituer des « ensembles » et des « classes ». » (p. 499).

Le langage est un tel réservoir indéfini d’identifications et de relations possibles, dont on ne pourra jamais épuiser toutes les possibilités. La fonction identitaire du langage est remplie par le code, c’est-à-dire une correspondance biunivoque entre un système de signes et un système de significations de ces signes, dont les termes et les relations sont fixées une fois pour toutes  par exemple, le code des signes mathématiques ou le code de la route. Pour qu’il soit totalement biunivoque, le code doit être établi de manière explicitement conventionnelle avec un accord pour l’utiliser toujours et partout de la même façon  et cet accord doit concerner aussi bien les signes que leurs significations, qu’il faut donc complètement maîtriser, ce qui est possible seulement dans les cas où nous créons aussi les significations du code, par ex. la signalisation routière ou les objets mathématiques désignés par les signes. Il y a aussi une telle visée de codification dans le langage courant  en attestent la rédaction des dictionnaires et autres instruments de convention pour unifier l’usage. Cependant, tout dictionnaire est dépassé dès sa parution car de nouvelles significations ou de nouveaux mots ne cessent d’apparaître, aussi bien par l’usage courant que par la création poétique ou littéraire. On voit par là que le nouveau ne détruit pas le passé, mais l’enrichit, ce qui constitue un bon modèle pour penser le rapport entre l’instituant et l’institué : « La langue, dans son rapport aux significations, nous montre comment la société instuante est constamment à l’œuvre, et aussi, dans ce cas particulier, comme cette œuvre qui n’existe que comme instituée ne bloque pas le faire instituant continué de la société. Il est essentiel que la langue reste la même en ne restant pas la même, et réciproquement. Il n’y aurait ni langue, ni société, ni histoire, ni rien si un François ordinaire d’aujourd’hui n’était pas capable de comprendre aussi bien Le Rouge et le Noir ou même les Mémoires de Saint-Simon qu’un texte novateur d’un écrivain original. Oublier cela, ce serait oublier cette autre fonction fondamentale de la langue, qui est d’assurer à toute société un accès à son propre passé » (p. 324).

Non seulement donc le langage s’enrichit constamment, mais même une signification établie possède déjà une multiplicité d’interprétations possibles, en raison de tout ce qu’elle est capable d’évoquer, du fait qu’on l’associe spontanément à d’autres choses. « Qu’est-ce qu’une signification ? Nous ne pouvons la décrire que comme un faisceau indéfini de renvois interminables à autre chose que (ce qui paraîtrait comme immédiatement dit). Ces autres choses sont toujours aussi bien des significations que des non-significations — ce à quoi les significations se rapportent ou se réfèrent. [...] La signification pleine d’un mot est tout ce qui, à partir ou à propos de ce mot, peut être socialement dit, pensé, représenté, fait. Autant dire qu’on ne peut guère lui assigner des limites déterminées, un peras. Certes, ce faisceau de renvois dont chacun aboutit à ce qui est origine de nouveaux renvois est loin d’être chaos indifférencié  dans ce magma, il y a des coulées plus épaisses, des points nodaux, des zones plus claires ou plus sombres, des bouts de rocaille pris dans le tout. Mais le magma n’arrête pas de bouger, de gonfler et de s’affaisser, de liquéfier ce qui était solide et de solidifier ce qui n’était presque rien. Et c’est parce que le magma est tel que l’homme peut se mouvoir et créer dans et par le discours, qu’il n’est pas épinglé à jamais par des signifiés univoques et fixes des mots qu’il emploie — autrement dit, que le langage est langage. » (p. 359-60). La conscience de cette malléabilité est par ailleurs importante pour comprendre et déjouer l’utilisation du langage par les pouvoirs institués qui orientent les significations dans le sens qui les avantage, notamment par les euphémismes (« valorisation » pour « commercialisation ») ou les disqualifications (« terrorisme » pour « action de protestation ») ou les limitations d’un champ sémantique à un usage très apprauvri (« démocratie », « politique »).

En outre, l’indétermination du langage vient aussi du fait qu’il renvoie à des référents hors langage qui, eux non plus, ne sont pas des singularités séparées : « Le nom d’un individu — personne, chose, lieu ou quoi que ce soit d’autre — renvoie à l’océan interminable de ce que cet individu est  il n’est son nom qu’en tant qu’il réfère virtuellement à la totalité des manifestations de cet individu le long de son existence, effectives et possibles (« Pierre ne ferait jamais cela »), et sous tous les aspects qu’il pourrait présenter [...]. Que l’on pense à ce qui est requis pour « donner un sens » à l’expression  : l’observation a été faite à 12h21’7’’ du 23 novembre 1974, par x degrés de latitude Nord et y degrés de longitude Est référée à tel méridien » (p. 500). Tout référent étant indéfiniment ouvert, aucun terme du langage ne signifie un objet déterminé dans une monstration sans ambiguïté. Cela n’empêche pas le langage de fonctionner et d’être suffisamment déterminé « quant à l’usage » : une relation identitaire peut toujours être établie provisoirement entre une signification et un objet, en tant que point de départ d’une suite ouverte de déterminations successives, qui, par principe, ne l’épuisent jamais. En outre, l’ouverture n’est pas totale car tout renvoi n’est pas à chaque fois possible, et n’importe quoi n’évoque pas n’importe quoi.

Détermination et indétermination, inextricablement mêlées dans le langage

La linguistique a proposé des outils pour limiter les ambiguïtés et préciser les champs sémantiques des mots. L’un de ces outils est la distinction entre sens propre et sens figuré  mais Castoriadis objecte qu’il n’y a pas de sens propre car toute phrase est une accumulation d’abus de langage (ce qui, d’ailleurs, invalide l’expression « abus de langage », car tout usage est un tel abus par rapport à un idéal d’univocité)  par ex. « J’ai fait un rêve » : « je » évoque un abîme de significations, « faire » a un sens très différent dans « faire un enfant », « faire le malin », « faire un devoir », etc., « un » renvoie à une multiplicité de types d’unité possibles dont celle qui correspond au rêve est éminemment difficile à définir. Quel serait le sens propre pour chacun de ces mots  ?

Un autre outil de la linguistique est la distinction entre dénotation et connotation  par ex., le même objet peut être désigné par la dénotation « Napoléon » et par les connotations « le vainqueur d’Austerlitz » et « le prisonnier de Sainte Hélène ». Cette distinction linguistique repose sur la distinction ontologique entre sujet et attributs. Or, on sait depuis longtemps en philosophie que, si on enlève à un sujet tous ses attributs, il ne reste rien. Qu’est-ce que Napoléon sinon l’ensemble de ses qualités, de ses actions et de ses moments d’existence ? Or, cet ensemble, on ne peut se le représenter en totalité, de sorte que le nom global recouvre en fait un infini   et on aura tendance à l’associer, à chaque évocation, à l’une de ces qualités ou circonstances, c’est-à-dire à comprendre la dénotation par une connotation. L’inexactitude de la logique ensembliste-identitaire réside dans le fait que ce qui est nommé n’est pas un ensemble de déterminations fini et saisissable en totalité. C’est pourquoi Aristote disait déjà qu’il n’y a pas de définition d’une chose singulière, car ce serait une définition infinie, il y aurait une infinité de particularités à lui attribuer pour la distinguer de toutes les autres. Il n’y a de définition que du général, c’est-à-dire de ce que nous sélectionnons comme principal dans l’infinité des déterminations réelles. Cela n’empêche que la nomination est suffisante pour la communication, qui fonctionne comme si tous les aspects de la chose désignée se trouvaient effectivement dans le nom. D’un autre côté, on ne peut supprimer la distinction entre sujet et attributs sans tomber dans des sophismes absurdes, comme le signale Platon : si Charmide n’est pas instruit et qu’on veuille l’instruire, c’est qu’on veut le rendre autre qu’il n’est, donc on veut faire disparaître ce qu’il est, donc on veut le tuer  ou encore : Socrate est autre quand il est debout et quand il est assis, donc Socrate est plusieurs hommes et non un seul. Les sophismes révèlent la nécessité que dans toute relation de référence se trouve un « quant à » ou un « en tant que » bien précis, en particulier la distinction entre des caractéristiques permanentes et inséparables d’un objet et des caractéristiques modifiables sans modifier l’objet.

On ne peut donc supprimer la visée identitaire du langage sans rendre tout langage impossible faute d’une signification des mots plus ou moins admise et plus ou moins durable. C’est cette exigence qu’exprime le principe de non-contradiction dont Aristote montre qu’il est à la base de tout langage et de toute pensée. En effet, si l’on peut dire qu’une chose est et n’est pas (ou « est un homme et un non-homme ») en même temps et sous le même rapport, c’est qu’on donne à chaque fois une autre signification au mot « est » ou au mot « homme », de sorte que, dans ces conditions, tout dialogue est impossible, y compris avec soi-même. Et si l’on se place au niveau ontologique, et qu’on dise qu’il s’agit d’une propriété réelle des choses, qu’une chose peut être et ne pas être en même temps et sous le même rapport, on fait de la réalité un chaos, une absence totale de stabilités et d’identités  or, nous venons d’évoquer de bonnes raisons de penser que ce n’est pas le cas.

Pour en revenir à la linguistique, une dernière tentative pour limiter le foisonnement des significations a été de considérer que le contexte apporte ces limites, et aussi bien le contexte linguistique que le contexte extra-linguistique (d’une part donc, ce dont on parle dans un texte ou dans une conversation sélectionne des significations plus probables que d’autres  d’autre part, d’autres sélections sont faites par le lieu, le moment, les personnes avec qui on parle). L’objection de Castoriadis est que ces deux contextes sont eux-mêmes potentiellement infinis, et qu’en outre une phrase définit aussi son contexte au lieu d’être définie par lui : par exemple, la phrase « Pierre se trompait » renvoie à une conversation entre amis, tandis que « Parménide se trompait » renvoie à toute l’histoire de la philosophie.

Il y a donc dans le langage un mélange inextricable de détermination et d’indéterminé, de peras et d’apeiron, comme une matière infinie dans laquelle on peut découper des formes par une série de précisions.

La potentialité propre au social-historique favorise l’action

Nous avons vu que le social-historique doit être pensé sur le même modèle : chaque société est une singularité dont la définition serait infinie, et il n’y a pas non plus de limite précise à ses phases historiques, que l’on peut différencier par des « quant à » ou des « en tant que », en prenant tel ou tel aspect comme critère, mais sans jamais pouvoir éviter les recouvrements et les mélanges (par exemple, quelle est la limite entre la Rome républicaine et la Rome impériale, ou entre le Moyen-Age et la Renaissance ? on choisit conventionnellement un événement politique considérable, mais en sachant que d’autres aspects déplaceraient cette limite, par exemple l’évolution artistique ou certaines formes d’organisation sociale).

Cette indétermination indéfiniment déterminable du social comme du monde naturel a une conséquence importante pour l’agir humain : c’est que le monde et la société sont à la fois malléables et résistants, c’est qu’on ne peut pas en faire n’importe quoi mais on peut en faire beaucoup de choses. Ce qu’on favorisera parmi toutes les réalisations possibles dépendra donc, non pas d’une nécessité intrinsèque, mais des autres institutions sociales existantes, en particulier les finalités : « Que la fusion de l’hydrogène soit possible, et très difficile à réaliser, a un sens pour la société contemporaine et pour aucune autre  que tel bois soit excellent pour fabriquer des arcs n’a presque aucun sens pour cette même société, après avoir été d’une importance capitale pour la vie des hommes pendant des millénaires » (p. 513). C’est pour cela que la technique fonctionnelle, instrumentale (ce que Castoriadis appelle le teukhein  cf. p. 388-390) n’est pas isolable des significations sociales, elle n’est pas un « instrument neutre » potentiellement au service de n’importe quelles fins, car elle ne se développe pas toute seule ni dans le cerveau d’inventeurs détachés de la société  elle se développe dans les directions qu’on décide de lui donner, en fonction d’un projet global dominant  et une fois qu’une certaine capacité technique est développée, elle pèse lourdement dans les décisions (puisqu’il est possible de maintenir en vie artificielle un organisme usé, pouvons-nous encore refuser de le faire ? Puisqu’il est possible de créer de nouveaux organismes par combinaisons de molécules d’ADN, pourquoi ne le ferions-nous pas ?).

Il se fait que de nombreuses significations sociales sont antagonistes : la présence d’or et d’argent dans un sous-sol n’a pas le même sens pour une compagnie minière et pour les paysans qui vivent de cette terre  le conflit n’est pas une simple concurrence d’intérêt dans un cadre de références partagé, la question n’est pas de savoir qui va gagner le plus  le conflit porte beaucoup plus profondément sur les représentations de ce qu’est le monde naturel et de ce qu’il vaut pour nous : certains regardent une colline et voient des dollars, d’autres regardent la même colline et voient des champs de maïs, d’autres un terrain d’aventures et d’explorations, d’autres l’occasion de peindre un tableau, etc. Cependant, Castoriadis fait peu de place à l’antagonisme des représentations dans notre société. Sa théorie est plutôt celle d’une complémentarité entre les divers rôles sociaux et les divers types d’individus socialisés produits par un imaginaire considéré comme cohérent (p. 529-30). La société féodale, par ex., produisait à la fois des seigneurs et des serfs, chacun avec sa propre représentation du servage et son développement adapté à sa fonction. Les deux rôles sont endossés à partir de la signification imaginaire « servage » qui en est la condition de possibilité. Chacun contribue ainsi à la même pièce (de théâtre) pour laquelle il a été formé. Pourtant, Castoriadis affirme bien par ailleurs que, dès qu’une classe est fortement dominée, surgit une lutte de cette classe contre sa domination, et ce surgissement n’était pas déjà là dans l’institué imaginaire, il correspond à l’irruption du nouveau. En fait, le seul lieu où peuvent être confrontées des représentations incompatibles des rôles sociaux est le lieu du politique, au sens d’une instance délibérative commune où est interrogé le bien-fondé, la justice, des différentes répartitions et organisations. Si ce lieu est confisqué, il n’y a pas de conciliation possible des imaginaires opposés et la société reste déchirée. On y reviendra la semaine prochaine.

Je voudrais terminer aujourd’hui en soulignant une conséquence importante de la pensée d’un potentiel à la fois déterminé et indéterminé. On a vu que le monde des phénomènes est un mélange de peras et d’apeiron, et de même pour le social-historique, parce que n’importe quoi ne peut pas y être réalisé, mais la réalisation est ouverte à de nombreux possibles. Cette théorie peut nous permettre aussi de répondre à une objection fréquente contre la possibilité du changement social : on entend souvent qu’une société autonome ou démocratique au sens radical n’est pas possible parce que la nature humaine est telle que certains voudront toujours s’accaparer plus que les autres ou les dominer. Ce discours est du même type que celui qui érige la tradition en hétéronomie : il dit que, puisque les choses ont toujours été comme ça, il est nécessaire qu’elles le soient toujours dans le futur. C’est une négation de la créativité historique. Mais il ne sert à rien de répondre qu’il n’y a pas de nature humaine et que tout est possible, en se fondant sur les théories post-modernes de l’anti-essentialisme. Car tout n’est pas possible pour l’être humain, pas plus que pour n’importe quelle espèce animale. Il y a des contraintes biologiques indépassables, sauf mutation et donc sortie de l’humain. A l’intérieur de ces limites, nous savons que des développements sociaux très différents ont déjà été réalisés (il y a des sociétés sans Etat, des sociétés sans violence interne, sans patriarcat, etc.). C’est pourquoi, il est très précieux de faire la part entre ce qui est déterminé par notre nature biologique et ce qui ne l’est pas, et de considérer l’humain comme un ensemble de potentiels partiellement orientés. Il y a en effet trois types de potentiels. Un premier type est celui qui ne peut se réaliser que d’une seule façon : par ex. un gland est un arbre en puissance, mais nécessairement un chêne, il ne peut pas se réaliser en un autre arbre. A l’opposé, un potentiel peut être totalement ouvert, si on imagine une matière encore indifférenciée et dont les différences viendront de l’environnement et d’influences imprévisibles — mais je ne suis pas sûre qu’une telle matière existe ou ait existé à un moment de l’univers  Castoriadis pense que non (p. 496). Enfin, il y a l’intermédiaire : un potentiel qui peut se réaliser en un nombre limité mais tout de même multiple de formes, là aussi en fonction d’influences extérieures imprévisibles. La société et l’individu social sont des potentiels de ce type, et nous savons tous à quel point l’éducation (de manière essentielle dans l’enfance, mais aussi continuée tout au long de la vie) est un facteur important de différenciation. Il n’y a donc en l’homme ni une ouverture totale par absence d’aucune détermination, ni nécessité de répéter ce qui a déjà été réalisé.


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